
Amílcar Cabral est souvent reconnu comme le père de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, deux anciennes colonies portugaises en Afrique de l’Ouest. Mais réduire son rôle à celui de simple leader politique ou de chef de guerre serait passer à côté de l’essentiel : Cabral était avant tout un penseur de la décolonisation, un intellectuel rigoureux, et un visionnaire dont les idées résonnent encore puissamment aujourd’hui. Son engagement ne se limitait pas à la conquête de l’indépendance nationale : il s’inscrivait dans une réflexion plus large sur la dignité des peuples, la revalorisation de la culture africaine, et la transformation sociale en profondeur.
La lutte armée comme acte de dignité et de conscience
Ingénieur agronome de formation, Cabral n’était pas un homme de guerre dans le sens classique du terme. S’il a fondé le PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) et organisé une guérilla efficace contre le colonialisme portugais, c’est parce qu’il considérait la lutte armée comme une nécessité imposée par l’aveuglement et la brutalité du colonisateur. Mais cette lutte, pour lui, n’était jamais détachée d’une réflexion politique et culturelle profonde.
Cabral croyait fermement que la libération d’un peuple ne se mesure pas seulement à l’acquisition d’un drapeau ou d’un siège à l’ONU. Il parlait plutôt d’un processus de « libération totale », qui concerne les territoires, mais aussi les esprits. En d’autres termes, l’indépendance était une notion bien plus profonde, qui n’a de sens que si elle s’accompagne d’une réappropriation de la culture, de l’histoire, et des valeurs propres des peuples colonisés.
La culture comme arme de résistance
L’un des apports majeurs d’Amílcar Cabral à la pensée révolutionnaire est sans aucun doute sa conception de la culture comme outil fondamental dans la lutte contre le colonialisme. Pour lui, la domination coloniale ne s’impose pas seulement par la force militaire ou la dépossession économique. Elle agit aussi, et peut-être surtout, en niant la culture des peuples colonisés, en les poussant à intérioriser une vision dévalorisante d’eux-mêmes.
Dans cette perspective, Cabral accordait à la culture une place centrale dans le combat pour l’émancipation. Il considérait qu’aussi longtemps qu’un peuple conserve vivante sa culture — à travers ses langues, ses mythes, ses pratiques sociales, ses savoir-faire et sa mémoire collective — il reste porteur d’une forme de souveraineté intérieure, d’une capacité de résistance, même face à la domination coloniale la plus brutale. C’est précisément parce qu’elle en perçoit le danger que toute entreprise coloniale cherche systématiquement à effacer, folkloriser, décrédibiliser ou marginaliser la culture des peuples qu’elle soumet, afin de mieux asseoir sa domination politique et économique.
Mais pour Cabral, la culture ne jouait pas seulement un rôle de rempart moral : elle constituait aussi une boussole pour l’action politique. Il soulignait notamment que les élites locales, souvent formées ou cooptées par les institutions coloniales, occupaient une position ambiguë. Bien qu’avantagées matériellement et socialement par le système colonial par rapport au reste de leur peuple, elles restaient elles-mêmes soumises à l’autorité et aux intérêts du colonisateur. Cette situation créait un détachement progressif entre ces élites et la base populaire, les éloignant des réalités vécues par la majorité des colonisés. Cabral insistait donc sur la nécessité pour ces élites de rompre avec cette position de « privilège sous domination » et de se réapproprier leur culture, non pas comme un simple retour aux traditions, mais comme une manière de renouer avec leur peuple, de comprendre ses aspirations profondes et d’ancrer la lutte révolutionnaire dans une histoire, une identité et des valeurs partagées.
Cette réappropriation culturelle était donc une condition essentielle pour construire un projet politique authentiquement émancipateur, capable de libérer non seulement les territoires du joug colonial, mais aussi les esprits des schémas de soumission hérités de la colonisation. C’est en reconnectant les élites à la culture de leur peuple que la lutte pouvait devenir une véritable force de transformation sociale et non un simple changement de drapeau.
Une pensée toujours actuelle
Plus de cinquante ans après son assassinat en 1973, les écrits et discours d’Amílcar Cabral conservent une actualité troublante. À l’heure où de nombreux pays africains, malgré leur indépendance formelle, continuent de subir les effets du néocolonialisme, sa critique de la bourgeoisie nationale, sa valorisation de la culture, et sa vision d’une libération globale apparaissent plus pertinentes que jamais.
Dans un monde où les cultures africaines sont encore trop souvent marginalisées, décrédibilisées ou réduites à des stéréotypes, le message de Cabral reste un appel puissant à la réappropriation : réappropriation de l’histoire, des langues, des récits, des spiritualités, mais aussi réinvention d’un avenir à partir de soi. Un avenir qui ne serait pas la simple copie d’un modèle extérieur, mais une construction originale, nourrie par les luttes passées et par l’imaginaire collectif des peuples africains.