“De tous les présidents de la 5ème république, Macron a le discours le plus cohérent sur l’Afrique.”
Le mercredi 2 octobre 2024 [1], le célèbre universitaire postcolonial et ancien élève de Sciences Po, Achille Mbembe, nous a fait l’honneur de donner une conférence sur le campus de Saint-Guillaume. La conférence portait sur l’évolution des relations entre la France et ses anciennes colonies. Plus concrètement, Mbembe nous a présenté une analyse complexe des tensions présumées entre la région du Sahel et la France, ainsi qu’un verdict sur la gestion de la situation par Macron depuis le début de son mandat en 2017. D’anciennes interviews et interventions de Mbembe sur le sujet ont servi de points de départ à de nouveaux arguments. La conversation, riche en réflexions sur les défis contemporains de l’Afrique, a abordé divers sujets et événements, allant de la restitution des artefacts précoloniaux à la démocratie afrocentrique, en passant par le néo-souverainisme. Les principales idées et conclusions partagées par Mbembe sont présentées dans ce résumé de la conférence.
Les changements de relations entre la France et l’Afrique: le discours de Ouagadougou et la vision de Macron.
En discutant de la relation entre la France et ses anciennes colonies – particulièrement en Afrique de l’Ouest – depuis la venue de Macron, Mbembe défend la thèse que l’évolution et l’éloignement des liens (néo-)coloniaux. Chose qu’il défend tout d’abord en faisant référence au fameux discours de Ouagadougou, dans lequel Macron a affirmé vouloir entamé des réels procédures de restitutions des biens volés pendant la colonisation. [2] Souvenons-nous des mots interpellant du président nouvellement élu à l’époque: “Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France… Le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique”. [3] A cela s’ajoute, selon les mots de Mbembe, la conscientisation de Macron que les autres reliques de la colonisation, notamment le Franc CFA et les bases militaires, sont maintenant aussi un problème. Plus largement, cela peut être vu comme un recalibrage du nouvel air géopolitique de l’Afrique, marqué par une pluralisation des acteurs externes (La Turquie, les pays du Golf, la Chine, la Russie, etc.).
Au-delà de ces réformes de la posture historique de la France sous son nouveau président, la vision de Macron a, toujours selon Mbembe, pour nouveauté d’exprimer une confiance dans le volontarisme entrepreneurial. Concrètement, le président Français estime qu’une combinaison avec les forces du marché international peut être un moteur décisif du développement du continent Africain. Cette nouvelle analyse de l’ancienne puissance coloniale semble vouloir exploiter les changements démographiques, technologiques et sociaux qui s’opère sur le continent, particulièrement en termes de relations de genres.
On peut donc dire que Macron est allé au bout de son concept. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire. En conséquence, je pense qu’il est aujourd’hui temps d’opter pour la politique de la juste distance. La France le fait déjà pour la majorité des pays africains; il est temps d’aussi le faire pour ses anciennes colonies. Il faut une rupture organisée méthodiquement. Mais il faut une rupture.
Le Néo-souverainisme; un Pan-Africanisme “plat” basé sur le rejet de la France.
Pour aborder la question de la souveraineté sur le continent Africain, Mbembe retourne à ses racines anciennes, qu’il date au XVème siècle. On peut y voir, selon ses dires, la façon dont l’Afrique est entrée dans la modernité. La demande de cette souveraineté, à travers les siècles, prit de nombreuses formes – luttes anticoloniales, les deux guerres mondiales, etc. Ces périodes de pression pour une plus grande souveraineté ont, du côté Africain, été marquées par des coalitions trans-classes et trans-générationnelles, où les jeunes ont presque systématiquement porté le plus lourd fardeau.
Le mouvement panafricaniste fut sûrement l’exemple majeur de ce genre de période. Soutenu par des leaders et une classe intellectuelle particulièrement jeune, le projet politique soutenait l’idée d’un continent Africain capable de peser en tant qu’acteur autonome et co-responsable du monde. Une idée, donc, de souveraineté Africaine universaliste et démocratique, dans le but d’étendre les champs des droits et des libertés, n’hésitant pas à ouvertement lutter contre les conflits de races, classes, genres, et identités.
Cela nous amène au paysage politique actuel de l’Afrique de l’Ouest, en particulier dans les anciennes colonies françaises. Un paysage marqué par des changements politiques radicaux et des coups d’État, considérés par beaucoup comme l’héritage de cet idéal panafricain qui a décliné au cours des dernières décennies. Mbembe, en revanche, considère ses nouveaux acteurs néo-souverainistes [4], comme étant tout d’abord défini par un sentiment anti-français. La cristallisation d’un imaginaire et d’un affect en réponse aux chocs qui ont affecté les pays du continent africain depuis les années 70. Particulièrement les ‘Structural Adjustment Plans’, obligeant les pays récemment indépendants à rembourser leurs dettes et d’aller au FMI et à la Banque Mondiale, ce qui a été préjudiciable à la capacité desdits pays de faire leurs propre choix. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’a donc, selon Mbembe, rien à voir avec le cœur du panafricanisme. Il s’agit plutôt d’une instrumentalisation populiste d’idées politico-intellectuelles. Une instrumentalisation qui se fait largement à travers les réseaux sociaux et autres plateformes numériques. Mais en fin de compte, cela n’est pas très important. Ce qui doit primer, c’est l’imaginaire et les affects qu’il produit, ainsi que ses conséquences politiques.
Mbembe nous invite donc à rediriger vers les mouvements de fonds et transformation dont les coups d’État répétés dans la région ne sont, selon lui, que des simples symptômes. Le continent est en flux, et il faut accepter cela tout en essayant de s’inscrire dans ses temps longs et ses cycles. Le dit cycle – et la tension – qui semble le plus crucial aujourd’hui selon Mbembe est celle de l’accumulation des biens privés et des moyens de prédation. On peut le voir plus explicitement dans les inégalités grandissantes, largement stimulées par l’inclusion des marchés africains dans l’économie mondiale et, par conséquent, l’intensification des industries d’extractions. Si l’on ne revient pas à cette économie politique, on perd notre temps.
Malgré le regard critique porté à l’égard des néo-souverainistes, Mbembe affirme donc qu’il est indéniable que ce mouvement fasse partie de la conversation sur le future des anciennes colonies Françaises en Afrique. Tout comme ses opposants, qui souhaitent que la relation avec la France ne change pas. C’est à travers ces oppositions, et les tensions qui en émergent, que ses pays traceront leurs futures trajectoires. Pour Mbembe, il est donc important, particulièrement pour la France, de s’engager dans ses conflits internes, et de respecter les vainqueurs. Si on n’y arrive pas, c’est l’Ukraine ou Gaza qui nous attend.
Pour une démocratie afro-centrée
Beaucoup de pays tels que les Etats-Unis d’Amériques, l’Allemagne, les Pays-Bas, et le pays scandinaves financent leurs versions de la démocratie essaient de l’exporter sur le continent africain en trouvant des alliés locaux. La France a, en soit, aussi le droit de participer à cela. On peut, selon Mbembe, même le voir comme une taxe democratique qu’ils se doivent de payer aux pays du continent africain, et particulièrement aux anciennes colonies.
Basé sur cette lecture, Mbembe affirme qu’il y a, à travers les espaces que ces financement créée et les conversations qu’elles stimulent, aussi une opportunité de stimuler un modèle démocratique propre aux façons de faire et aux héritages multiples de l’Afrique. Une démocratie non administrative et procédurale, mais substantive. Cela requiert une recherche sur ses méthodes démocratiques endogènes.
Pour réaliser cet effort, il est nécessaire d’avoir un réarmement intellectuel, et d’un investissement dans l’intelligence collective du continent. Réconcilier recherche et pratique, nous permettant de former de nouvelles coalitions sociales et d’inventer une démocratie basée sur le soin du vivant et respectant les cosmologies africaines.
[1] Notons que cette conférence s’est tenue avant les polémiques de Macron et du gouvernement français envers Haïti et Mayotte.
[2] https://www.jeuneafrique.com/1332502/culture/restitutions-malgre-les-controverses-macron-tient-sa-promesse/
[3] Ibid.
[4] https://www.peoplesworld.org/article/alliance-of-sahel-states-a-breakthrough-for-pan-africanism-and-decolonization/ https://www.lemonde.fr/en/le-monde-africa/article/2024/04/02/senegal-s-faye-urges-more-solidarity-in-africa-against-security-challenges_6667156_124.html