Décoloniser la lutte décoloniale

« Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître », écrivait Audre Lorde dans son essai de 1979, The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House. À travers cette affirmation emblématique, la célèbre essayiste afro-américaine pose un principe fondamental pour penser toute lutte de libération : celle-ci ne peut se faire avec les instruments mêmes de l’oppression. Mais alors, comment et pourquoi repenser la lutte décoloniale dans un contexte africain?

La lutte décoloniale, là où elle se trouve, se caractérise par le mouvement— le dynamisme de remise en question, de créativité et de transformation constante. Cependant, ce mouvement peut aussi faire face à des blocages, l’empêchant d’atteindre sa destinée optimale. Ainsi, repenser l’émancipation dans un contexte africain, c’est questionner les impasses qui la figent. C’est particulièrement ce dont il sera question dans notre approche: l’identification des blocages, et (ironiquement) la libération de la liberté elle-même.

L’essentialisme identitaire, ou les prisons.

C’est dans cette tension entre affirmation et enfermement que se joue l’un des paradoxes majeurs des luttes contemporaines : celui de l’essentialisme identitaire. Souvent en tentant de mieux réaffirmer les identités, nous inscrivons des existences complexes, au sein de moules préconçus. Tenter d’essentialiser une identité c’est l’ancrer dans un hyperréalisme étouffant, ce qui est souvent l’incarnation de diktats coloniaux.

Le cas du Maghreb démontre parfaitement ce phénomène ; et ce par une vulgarisation de la complexité identitaire au sein d’une terminologie compréhensible par le Grand Nord: Berbère / Arabe / Zmagri.a (Maghrébin.e immigré.e) / Kilimini (Maghrebin.e aux codes culturels «français»)… Cette typologie arbitraire est le résultat d’une approche à l’identité collective fragmentée et traumatisée. Le besoin d’appréhender un environnement social pluriel de façon structurante: c’est le principe de l’essentialisme.

L’identité est naturellement mouvante, évolutive et expansionniste—elle grandit à travers l’expérience du monde. Souvent, les luttes décoloniales, en visant une reconquête identitaire, les enferment dans des marqueurs appréhensibles et familiers dans l’œil du colonisateur. La réflexion sur le « devenir » menée dans les luttes zapatistes rappelle que l’identité doit être conçue comme processus : « continuer à être ce que nous sommes, mais aussi devenir ce que nous pouvons être »–sans label, sans codification aliénante. Ainsi, savoir légitimer des existences plurielles et ouvertes: c’est autoriser les identités africaines de jouir de leurs propres grandeurs.

Refuser le colonialisme cognitif; ou danser à son propre rythme

Au-delà de l’identité, ces schémas de domination se prolongent dans les institutions et les concepts politiques. Avancer vers une libération collective c’est aussi savoir (non pas déconstruire), mais bien détruire les concepts politiques et sociaux de domination ; cela dans l’optique d’investir pleinement dans la création de structures nouvelles, pensées par et pour l’Afrique.

Beaucoup de luttes décoloniales s’appuient encore sur une architecture conceptuelle importée (État-nation, souveraineté, frontières, développement économique)—des structures pensées foncièrement dans une optique de domination Europe-Afrique. Par conséquent, si réappropriées, elles créeront uniquement de nouvelles cultures de domination Intra-Africaines.

Cette dépendance conceptuelle, c’est le colonialisme cognitif, ou l’attachement injustifié à un système de valeurs occidental. Le penseur Achille Mbembe montre que les États africains postcoloniaux reproduisent souvent les schémas de domination hérités de l’Europe de par une imitation aveugle de ces structures. Pour lui, des concepts comme “la nation” ou “la souveraineté » restent piégées dans un imaginaire occidental et suprémaciste. La libération passe donc par l’indépendance cognitive et épistémologique ; en somme, l’investissement dans la novation conceptuelle africaine, et ce, dans toutes les disciplines.

« L’Afrique doit cesser de danser au rythme du tambour des autres. » — Ngũgĩ wa Thiong’o

La frénésie et le rythme: c’est ce qui anime la décolonisation. Parfois le fléau de la lutte décoloniale repose sur son immobilisation. L’étiquetage identitaire, l’emprisonnement dans des concepts étrangers et contre-intuitifs aux Africain.nes stérilisent l’essor de la lutte et l’éclosion de perspectives nouvelles et insoucieusement libres.

Repenser la lutte décoloniale et la raviver, ce n’est pas exposer ces limites–c’est lui porter honneur. Les imperfections des luttes sont en réalité un témoignage de la complexité du mouvement, elles-mêmes témoignage des profondeurs Africaines. Pouvoir la repenser, la réadapter c’est lui porter honneur dans le temps et l’espace.

Et, tels le rythme et la frénésie de la danse, tout mouvement de libération se doit d’exister sans structure limitante.